Ceci n'est pas un fétiche

 

sculpture lobi

Sculpture Lobi (Burkina Faso)

 

 Les sculptures et les masques africains, nous mettent en présence de la culture de l'autre, en nous imposant une très forte impression d'étrangeté, sinon de sauvagerie. Aussi, pendant longtemps, les "fétiches" furent l'objet d'une exclusion généralisée du monde de l’art ; on voulait bien parler d’un poids d’or ou d’ivoire mais pas d’esthétique. Au début du siècle, les peintres (Vlaminck, Derain, Picasso), les poètes (Apollinaire, Breton), puis les ethnologues et d'abord Marcel Griaule et Michel Leiris, mirent en lumière l'importance des représentations "autres". Aujourd'hui, les arts premiers sont à la mode, le Louvre leur consacre une salle d’exposition, on se prépare à leur ouvrir un musée. Faut-il parler d'une reconnaissance ? Ce n’est pas si simple, si la mode est l’ensemble de ce qui sera bientôt démodé et retournera à l'oubli, ne risquons-nous pas de voir revenir le temps de l'exclusion ? Le terme de fétiche, très largement utilisé, n’est-il pas le signe d’une exclusion toujours renouvelée ? Le mot fétiche paraît bien innocent (fait de main d'homme). Est-ce si sûr ? N'y a-t-il pas là un glissement de sens qui nous fait passer d'un constat de production à un jugement d'usage ? Ne peut-on pas voir dans ce décrochage sémantique une exclusion du sens de ces œuvres au nom de vérités proclamées, un ethnocentrisme ? Pourrons-nous un jour traiter de ces objets comme de toutes les œuvres artistiques ?

Deux emplois du mot fétiche doivent être distingués. C'est d'abord un néologisme, qui viendrait du portugais feitiçao, qui signifie factice, traduction du latin facticius, "fait" de main d'homme. Or le français dispose de l'expression "fait de main" (employée, par exemple, par Pascal) et du mot "artefact". Pourquoi ce néologisme et pourquoi s'est-il imposé ? Ce premier sens tombé en désuétude, "fétiche" est employé aujourd'hui au sens de "objet magique" produisant des "charmes", des "sortilèges". Il apparaît pour la première fois, dans ce sens, en France, dans l'ouvrage du Président des Brosses Du culte des dieux fétiches (1760). Le premier emploi caractérisait l'objet par son producteur, la main et, par métonymie, l'homme ; le second, par sa fonction, son usage dans des opérations magiques.

Dans l'iconographie chrétienne (cf. Marc, 14- 58 ; Paul, Cor.,5. 1.), on qualifie d'image non faite de main d'homme, des images produites, non par l'homme, mais par intervention miraculeuse (cf. le voile de Véronique, les vierges dont on nous dit qu'elles furent trouvées dans des genets ou qu'elles s'installèrent elles-mêmes en des lieux…). L'occidental, voyageant en Afrique et découvrant un objet rituel l’ assimile à une images non faite de main d'homme, mais comme elle est différente de celle qu'il attendait, il transforme cette différence en négation et la déclare non non faite de main d'homme. Si, en logique, double négation et affirmation sont équivalentes, elles ne le sont plus d'un point de vue polémique. C'est ce qui fait, paraît-il, la différence entre images faites de main d'homme, images non faites de main d'homme et "fétiche" (image non non faites de main d'homme) et le mot fétiche prend un sens péjoratif, négatif.

 Dès lors, dans la polémique contre les images des "païens", "fétiche" est constamment associé à "idole" et "idolâtrie". Lorsqu'il s'agit de l'autre, du païen, du barbare (Bambara), l'image non faite de main d'homme est un fétiche ; elle n'est pas une icône, mais une idole et le culte qu'on lui voue est une idolâtrie, une fausse latrie. Dans une conception fonctionnaliste de l'art, ces trois oppositions, durcies en négations, forment système. L'objet sacré est considéré successivement en relation à son producteur, humain ou non, à son modèle et à son usager. Alors que, par essence, l'image est différente de son modèle (cf. Platon, La République), l'idole est identifiée par erreur à son modèle sacré, de sorte que le culte, l'idolâtrie, est une adoration qui, au lieu d'être réservée exclusivement au Dieu, s'adresse, par erreur, à des images. Triple erreur par méprise, sur le producteur, la nature et l'usage de l'image. De même pour Marx (Le Capital, livre 1), dans le fétichisme de la marchandise, des rapports humains, entre hommes, sont pris à tort pour des rapports non humains, entre choses.

Ludwig Feuerbach dans L'essence du christianisme, montre que toute religion nouvelle appelle idole les dieux des anciennes religions, car la nouvelle religion comprend que les anciens dieux n'étaient qu'une projection par les hommes de leur propre essence pour constituer le dieu de leur adoration. Or, si dans certaines religions et en particulier les religions chrétiennes, il y a bien représentation des dieux, ce n'est pas le cas des religions africaines : elles représentent des ancêtres, des forces, jamais des dieux. En ce sens parler de fétiche, d'idolâtrie, c'est s'interdire de connaître, de comprendre les cultures africaines. Mieux, l'idolâtrie n'est peut être pas là où on l'attendait !

Ainsi, les appellations ne changent rien, " arts primitifs " ou " arts premiers ", c’est notre culture occidentale qui sert de norme de vérité, comme c'est ma religion qui est vraie et les autres fausses, qui ne sont pas des religions, mais des superstitions : l’ethnocentrisme est toujours là. Le remède à cet ethnocentrisme est méthodologique : la mise entre parenthèses de la question de la vérité et son remplacement par la recherche de la signification et l'enquête, sur la fonction. La distinction méthodologique entre vérité et signification est établie, à l'origine de l'historiographie moderne, par Spinoza, dans le Traité théologico-politique, et la distinction entre vérité et fonction remonte, sans doute, à Montesquieu. Ces règles méthodologiques ne s'appliquent pas seulement aux sculptures, mais aussi aux paroles rituelles, aux mythes, aux légendes et aux proverbes, recueillis sur le terrain et indispensables à l'interprétation iconographique des sculptures africaines.

Au début du siècle on parlait d'art nègre, puis d'art primitif, aujourd'hui, la mode veut que nous parlions d'art premier. Cela a-il un sens ? Premier, en quoi ? Par l'ancienneté ? Les arts de l'ancienne Egypte par exemple sont plus anciens, plus premiers. Par leur importance ? Nous venons de voir qu'on leur refuse ce statut et l'on hésite encore à comparer une vierge romane, une piéta de Michel Ange et une maternité Bambara. Ne devons-nous pas alors, parler d'art africain, d'art océanien et, si nous voulons préciser, d'art Bambara, Dan, Dogon, Lobi ou Mossi.

Ainsi, il nous faut abandonner les mots fétiche, idole, primitif, barbare, premier… Désignant chacune des œuvres de cette exposition, nous pouvons dire :

 

"Ceci n'est pas un fétiche, nom d'une pipe !"

Patrick Vialle