Château, Seigneurie et Domaine

de Marcoux

 

 

III. MARCOUX, RESIDENCE DE LA BOURGEOISIE RURALE

(1812-1905)

 

Etant resté sans héritier direct, Pierre-Bernardin (mort le 18 août 1808) transmet Marcoux à Anne Mazoyer qui semble être une nièce par alliance. Elle est l'épouse de Michel Henri Abrial d'Issas vice-président du tribunal civil de Privas et de ce fait assez peu intéressée par un domaine si lointain, de plus elle doit verser 20 000 francs à d'autres héritiers. Ces faits expliquent sa décision de vendre pour 60.000 francs le domaine et moulin de Marcoux à Jean-Pierre Teyssier (du Mas de Tence), le 20 mai 1812 : une belle plus-value de 50% par rapport à l'évaluation de 1805 (et d'environ 200% par rapport à 1763). La vente porte sur les "bâtiments (avec le moulin), prés, terres, pâturaux, terres labourables et bois", "par forme de corps", ainsi que sur le droit éventuel (elle n'est pas sûre de son existence) concernant la chapelle de l'église de Montregard dénommée Notre Dame, située "près de la table de communion du côté de l'Epître". Le contrat prévoit de conserver le fermier en place, propriétaire du bétail (tout comme dans les siècles antérieurs). De plus la vendeuse se réserve les éventuels meubles du château et la moitié des semences en grains, les pailles et fourrages.

Marcoux repasse donc, pour la première fois depuis la fin du XVIe siècle, à des propriétaires locaux bien implantés au sud de Marcoux.

 

Jean-Pierre Teyssier épouse Julie Faurie en 1823, à eux deux ils finissent par posséder pas moins de huit domaines. Les deux au Mas de Tence (Bourbe et Jamillon, ce dernier ayant été acquis par son père en 1791 lors de la mise en vente des biens nationaux, en l'occurrence un domaine de la chapelle du Mas de Tence), et les quatre à Montregard (Marcoux, Salette, Chazalet, Robec) s'étendent sur 270 hectares ; chiffre bien supérieur aux possessions des anciens seigneurs de Marcoux dans cet espace des mandements de Montregard et Mas de Tence. Deux domaines forestiers (Pouyats et Besseas), au nord de St Pierre-sur-Doux, viennent de Julie Faurie.

Le couple s'installe au château de Marcoux où il mène la vie des rentiers de la terre, gérant ses domaines confiés à des grangers et augmentant avec méthode l'étendue de ses biens. Il est vrai que le couple a sept enfants auxquels il faut faire une situation, notamment six filles à doter et à marier de façon équitable et honorable, les solutions militaires et conventuelles des anciens propriétaires de Marcoux n'ayant pas fait partie de la panoplie des échappatoires de la famille Teyssier. Julie Faurie, veuve de Jean-Pierre Teyssier en 1840, continue son œuvre, en achetant notamment le vaste domaine de Robec au Nord-Est de la commune (54 hectares). Elle garde auprès d'elle ses enfants célibataires, qualifiés de "rentiers à Marcoux" lors du partage en 1860. Ce partage confie au seul héritier mâle le château et domaine de Marcoux, et disperse les autres domaines entre les 5 filles restantes (celui du Mas de Tence, 27 hectares, reste en indivision jusqu'à sa vente en 1894). Julie Faurie continue de vivre au château, recevant des pensions de ses divers héritiers et gendres, jusqu'à sa mort en 1868. Jean-Pierre Adolphe Teyssier, maître de Marcoux, ne possède donc plus que 80 hectares dont une cinquantaine sur Montregard et une trentaine sur le Mas de Tence, mais tous autour du château (cf. carte des environs de Marcoux en 1824). Ses sœurs, Marie et Caroline, obtiennent également des terrains de l'ex-domaine de Marcoux temporairement dépecé. En revanche, c'est la fille aînée, Caroline (1824-1877), qui gère le domaine et les intérêts de toute la famille dans la région, entre 1850 et 1870, après avoir renoncé à entrer en religion. Elle continue d'habiter Marcoux, sans doute dans la nouvelle maison édifiée à l'est du château. En 1865, Caroline a étendu ses biens propres par l'achat de 11 hectares situés à l'est et au sud-est de Marcoux. Proches de sa part du domaine, ces acquisitions coïncident avec une partie des terres acquises par Fleury de Baud au XVIe siècle puis passées aux de Banne (fin du XVII ème) et aux De Fraix Du Vernet (1811). Une reprise inconsciente de la politique d'expansion foncière des anciens seigneurs de Marcoux ! Elle met ainsi la main sur l'important moulin de Boissy, dont la valeur cadastrale est le double de celle du château de Marcoux, mais aussi sur la scierie voisine (celle citée dans le contrat de 1767).

A cette époque, malgré la diversité des productions (volailles, cochons, produits laitiers, céréales etc), les revenus des Teyssier semblent reposer essentiellement sur la vente de gros bétail et l'exploitation forestière. Cette dernière activité progresse fortement dans cette partie de la Haute-Loire grâce à la vente des « buttes », destinées aux mines du bassin stéphanois en pleine croissance ; à Marcoux ces ventes rapportent plus de 2 000 francs en 1868 pour 603 buttes expédiées entre septembre et novembre. L'exploitation des bois s'appuie sur la « scierie de Marcoux » (complétée par celle de Boissy), à quelques centaines de mètres en aval du « moulin de Marcoux », et relève directement des propriétaires, contrairement aux cultures et à l'élevage confiés à des métayers choisis avec soin et strictement contrôlés. Le fermage perçu pour le seul domaine de Marcoux, en 1872, s'élève à 1 550 francs.

 

Si on se penche sur l'occupation du sol dans ce qu'on peut considérer comme l'espace traditionnel de Marcoux, en excluant divers domaines éloignés mais en regroupant ceux de Marcoux proprement dit, de Salette et certaines des terres du Mas-de-Tence et des acquisitions de Caroline Teyssier, on obtient une image quelque peu différente de celle donnée par le compoix de 1612 malgré certaines permanences.

Pour un ensemble de 123 hectares (116 en 1612 !), nous trouvons 52% de terres labourées (seulement 30%) et forêts (22%) contre 65% deux siècles et demi avant, et 48 % de prés (30,5), pâturages (13%) et vaines pâtures (4%). Herbages et forêts sont les grands gagnants de ces 250 ans d'évolution. Les besoins des marchés, la concurrence des grandes régions céréalières, le fin de l'autarcie locale et les conditions naturelles ont joué dans ce sens ; cette évolution était du reste en germe dans les choix stratégiques des anciens seigneurs de Marcoux. Au niveau des valeurs cadastrales, la prépondérance de l'élevage est plus frappante avec 56% du total, loin devant les 25% des labours (et des 15% des bois). En ce qui concerne le morcellement du foncier, on peut constater une certaine permanence d'ensemble : avec 116 parcelles pour 123 hectares, la moyenne se situe à 106 ares au lieu de 110 en 1612. Mais derrière ce recul apparent se cache une réalité assez différente, en effet si l'on exclut la catégorie « vaine pâture » qui représente 24% des parcelles avec un moyenne de 22 ares, on trouve des chiffres nettement supérieurs à ceux de 1612. Les labours seuls (sans les jardins) avoisinent les 240 ares par parcelles, les prés sont à 202 et les bois à 260 : autant d'indices d'une tendance au regroupement des bonnes terres dans des unités plus vastes, en revanche les pâturages sont en recul à 109 ares en moyenne (150 en 1612).

 

* L'astérique indique que les chiffres entre parenthèses n'incluent pas les deux dernières colonnes dans la part du « Total » ni les « Jardins » dans la part des « Cultures ».

 

Comme au XVIIe siècle les inégalités sont grandes, et si on trouve toujours de toutes petites parcelles, les très grandes le sont beaucoup plus qu'avant : il n'est pas rare de trouver des prés et labours de plus de 4 ou 5 hectares (le maximum est de 14 pour une terre labourée et de 9 pour un pré). Ce sont surtout les prés qui semblent bénéficier de l'effort de concentration des terres. Cet effort se retrouve à l'échelle de la région avec une impressionnante suite de parcelles contiguës : du n° 401 à 446 de la section D du cadastre, soit près de 68 hectares sans enclaves d'autres propriétaires. Il en va d'ailleurs de même des autres domaines de la famille Teyssier sur Montregard (ce n'est pas le cas de ceux du Mas-de-Tence plus morcellés).

 

Occupant cinq ou six domestiques à plein temps, la vie du château est assez animée en raison de la nombreuse famille Teyssier : oncles pittoresques et parfois encombrants, cousines ardéchoises en vacances, enfants, gendres et petits-enfants en visite ou à demeure. Ceci a rendu nécessaire l'extension du bâtiment principal d'habitation qui rejoint alors la grange, sans doute en 1842, en même temps que la construction d'une autre maison sur la parcelle limitrophe, de l'autre côté du chemin menant au château : la première revient à l'héritier du château, l'autre à Caroline. Les bâtiments d'exploitation s'étendent aussi à l'est : la cadastre de 1824 y indique un bâtiment d'exploitation de taille comparable à celle de la grange ancienne. La construction d'un hangar « dans la cour », en 1859, semblent marquer l'extension maximum du bâti à Marcoux. L'ensemble prend alors une ampleur nouvelle que la vente de 1905 permet de préciser. Les autres biens immobiliers de la famille se composent, au maximum de leur fortune (vers 1875), de 13 « maisons » (revenu cadastral de 100 Francs), 3 moulins (26 Francs) et 2 scieries (20 Francs), sans compter les deux domaines de l'Ardèche.

 

Le 9 juillet 1905, Jean-Pierre Adolphe Teyssier décide de vendre le domaine et le château. Il avait jusque là loué le domaine tout en vivant à Marcoux et s'impliquant dans la vie politique locale ; mais, âgé de 70 ans et en mauvaise santé, il préfère aller vivre auprès d'autres membres de sa famille. Pour la première fois le domaine est vendu en 4 lots séparés :

- le domaine dit "le moulin de Marcoux" formé d'un "bâtiment, d'une prise d'eau et d'un moulin à farine" et des terres pour une surface de près de 6 ha ;

- le domaine de Marcoux d'environ 34 ha avec "bâtiment d'habitation et d'exploitation, grange, écurie et petits appentis en dehors du portail" (ces bâtiments ne sont pas cités dans les sources antérieures mais figurent sur le plan cadastral de 1824 pour les bâtiments d'exploitation et dans les constructions nouvelles de 1842 pour la maison) ;

- le domaine à Marcoux de plus de 25 ha avec "bâtiment de maître (le château), grange, écurie, hangar attenant à la grange du lot précédent (le hangar édifié en juin 1859)" ;

- enfin le domaine de Flourdon formé d'un bâtiment et de 4 ha.

 

Finalement l'unité du domaine est en grande partie préservée puisque les trois premiers lots (65 hectares) sont achetés par le cousin Paul Faurie, propriétaire résidant à Saint Pierre-sur-Doux (ex « des Macchabées ») au lieu-dit de la Faurie, pour la somme de 80 000 francs. Le quatrième lot revient à M.Vaucanson, veuve, originaire de la même commune, pour 7 520 francs. Avec un total de près de 88 000 francs, le domaine de Marcoux a vu sa valeur nominale plus que doubler en un siècle.

 

Une nouvelle fois Marcoux passe à un maître ardéchois, lié à la famille de l'ancien propriétaire (celui-ci va mourir à la Faurie en février 1906). Paul Faurie appartient à une vieille famille vivaroise dont les racines à la Faurie remontent au moins au milieu du XVème siècle. Une branche s'est déjà installée dans la région de Montregard depuis 1687 (à Fours, aux Maisonnettes et même à la scierie de Boissy tout près de Marcoux) et au Mas de Tence, en la personne du chapelain Jean Faurie qui fut l'un des premiers titulaires de cette chapelle à partir de 1739 (et peut-être à Tence avec le curé Claude Faurie de 1735 à 1760).

La succession de Paul Faurie passe en 1916 à la veuve d'Auguste Sovignet, née Faurie, puis Paul Sovignet récupère l'essentiel en 1921, mais cède la zone du moulin de Marcoux à Marguerite Sovignet, entrainant pour la première fois une séparation entre le château et le moulin, les deux symboles de la puissance seigneuriale des Mercoux ! En revanche une grande partie des terres restent associées au château, y compris celle héritées par Paul Faurie au Mas de Tence et qui bordent Marcoux au sud, dans la zone de l'ancien mandement de Montregard. En effet, les Sovignet, à l'origine de gros propriétaires des environs de Riotord, s'étaient alliés aux Teyssier et avaient hérité de nombreux biens de ceux-ci (domaine de Chazalet et de Salette en 1860, ainsi que les biens propres de Caroline Teyssier en 1879), avant de récupérer une partie Marcoux en 1921 (les biens de Marguerite Sovignet passant aux descendants d'une autre fille Teyssier installés à St Bonnet-le-Château).

 

Que l'on ait affaire à la noblesse ou à la roture, la force des liens familiaux et économiques au sein de cette zone de contact entre Velay et Vivarais traverse les découpages ecclésiastiques et administratifs successifs qui la divisent. Si les premiers seigneurs de Marcoux semblent avoir davantage regardé vers l'ouest proche (Tence), dès le milieu du XVIe siècle le Vivarais l'a emporté. Dans tous les cas un même soucis de conserver les terres autour du château a animé les propriétaires successifs, nobles ou fils de paysans, même si les fortunes des châtelains s'étendaient bien au-delà de cet espace. Il faut attendre les années 1920 pour voir un premier accroc à ce principe et les partages suivants déboucher sur la situation actuelle : un château sans terre.

Les solidarités géographiques qui se manifestent autour de ce site sont renforcées par une commune appartenance culturelle : l'aire vivaro-alpine. Cette région, qui comprend le nord-est du Velay, le nord du Vivarais et déborde à l'est du Rhône en Dauphiné et dans les vallées alpines, présente une grande homogénéité linguistique et culturelle au sein de la grande famille occitane ; on peut noter que cette espace déborde aussi sur le sud-ouest du Forez. Il ne manquait donc qu'un propriétaire venant de la bordure méridionale du Forez pour confirmer la porosité (et le caractère artificiel) des frontières provinciales et départementales de ces confins montagneux : c'est chose faite !