La "Noble Dame" et le "Saint":

Louise de Romezin et Jean-François Régis.

 

par Christian Chanel

 

Vitrail de la Louvesc, petite image

Vitrail de Lucien Bégule de 1889

Basilique de la Louvesc 07

 

Le texte qui suit ne prétend pas fournir un récit historique complet ni une analyse approfondie de la relation spirituelle qui s'est développée entre Louise de Romezin et le jésuite Jean-François Régis lors de la quatrième mission rurale dans l'hiver 1639-1640. On peut déjà noter que Guitton et Fayard ont eu raison de choisir ces dates, de préférence à celles de 1638-1639 proposées par Daubenton et Vianey. La différence de datation s'explique par la contradiction entre les âges fournis par Louise de Romezin lors de sa déposition en 1702 : elle aurait eu 83 ans en 1702 et 22 ans lors de sa conversion, les deux s'avérant inconciliables, chaque auteur a choisi de modifier soit l'un soit l'autre. L'inventaire après décès de son premier mari établit de façon évidente qu'elle était encore protestante en juillet 1639 (voir pages du site consacrées à Louise de Romezin et aux familles de Marcoux).

Nous nous contenterons d'une part de voir comment se situe cette conversion dans le cadre plus général des relations entre un catholicisme conquérant et un protestantisme minoritaire toléré, dans les premières décennies après l'Edit de Nantes de 1598. Cet édit, en apportant la paix religieuse, a certes permis au calvinisme de retrouver un fonctionnement plus normal (en 1601 les commissaires royaux pour le Velay fixent comme lieux de libre exercice du culte protestant les paroisses de St Voy et du Chambon), mais il a aussi favorisé la libre diffusion des missions de reconquête catholique dans le cadre de ce qu'il est convenu d'appeler la " contre-réforme". Les "missions" visaient aussi bien les catholiques, oublieux des pratiques et règles de leur Eglise, que les populations protestantes.

D'autre part nous examinerons pourquoi, aussi bien les hagiographes de Régis qu'un historien protestant comme E.G.Léonard, se sont tous accordés sur la valeur exemplaire du "cas Louise de Romezin".

 

Les converties de Jean-François Régis, des preuves indispensables mais inégales de sa "sainteté".

 

Jean-François Régis est devenu l'un des nombreux "héros" catholiques de cette nouvelle forme de lutte pour le retour des "hérétiques" à Rome et l'évangélisation du peuple des fidèles. Or, à l'occasion des enquêtes réalisées en vue de sa béatification, rares furent les témoins directs de son apostolat en Velay et Vivarais à pouvoir venir déposer, en raison de la date tardive de l'action engagée par les jésuites (35 ans après sa mort) ; de sorte que, lorsque eut lieu la première audition au Puy (mars-juin 1676), les témoins furent très évasifs quoique enthousiastes ("la plupart des témoins ne déposent que des généralités" constate le second "avocat du diable", Prospero Lambertini, futur pape Benoît XIV entre 1740 et 1758). En revanche la fin de la deuxième série d'enquêtes (mars 1699-octobre 1702), diligentée par l'archevêque de Vienne, les évêques du Puy et de Valence, apporta les témoignages décisifs de quelques anciens, huit octogénaires, dont Louise de Romezin qui fit une longue déposition (voir texte de la déposition) abondamment citée dans toute la littérature hagiographique postérieure. Le jésuite Daubenton, ardent défenseur de la cause de Jean-François Régis, non seulement décrit longuement les circonstances de la conversion de Louise de Romezin (p. 207-214 de la réédition de 1860), mais encore cite un long extrait de sa déposition (p. 214-218), quitte à répéter parfois mot à mot les mêmes faits et explications. Plus de deux cents ans après, G.Guitton consacre le chapitre 27 à cette " Conquête insigne sur l'hérésie" (1937, p.471-484).

Le témoignage de Louise de Romezin, recueilli à Monistrol par les évêques du Puy et de Valence, semble avoir particulièrement impressionné ceux-ci : Armand de Béthune (évêque du Puy) en fit un récit ému au pape Clément XI, le 1er mars 1703. Il est vrai qu'elle apportait, entre autres éléments indispensables à la béatification de Régis, le récit et la preuve tangible de la réussite de son action missionnaire auprès des protestants ; J Vianey a donc raison de dire que ce témoignage "fut d'un grand poids" (p.142) . Beaucoup d'autres témoins avaient déjà glorifié son œuvre auprès des pauvres et des malades ou encore des catholiques en état de perdition morale, d'autres avaient pu apporter leur caution concernant la fidélité et l'obéissance à l'institution ecclésiale et à la Compagnie de Jésus de ce missionnaire parfois hors normes. En revanche, les témoignages directs de huguenots convertis sont rares. Dans les vies de Jean-François Régis les allusions aux conversions sont certes fréquentes, et les jésuites en ont tenu la comptabilité régulière au terme de ses missions. Mais ces sources restent souvent vagues, d'autant que l'on ne peut attribuer tout le mérite de ces réussites à Jean-François Régis seul, car dans ses voyages en Vivarais et Velay il était accompagné d'un autre frère, selon une pratique habituelle que l'hagiographie a eu tendance à gommer. Deux cas pourtant se voient généralement accorder plus de place, les deux fois il s'agit de conversions de dames de la noblesse calviniste : en 1634 lors de sa mission auprès de l'évêque de Viviers à Uzer avec une dame restée anonyme (selon J.Vianey, p.69, peut-être était-elle membre de la famille des Montbrison-Versas célèbre pour être le principal soutien de la Réforme fortement implanté dans la région d'Uzer), puis en 1639-40 lors de sa mission vellave avec Louise de Romezin.

 

La première dame lui a été indiquée par un noble catholique fervent soutien de l'œuvre de "contre-réforme", Jean Chalendar de la Motte. Il s'agit d'une dame "noble, riche, intelligente, instruite" qui avait pris l'habitude de discuter avec des théologiens catholiques et de réfuter leurs argumentations, vénérée par le camp calviniste tant pour ses aptitudes polémiques que pour sa rigueur de vie. Jusque là on se trouve à peu près dans le même cas de figure que celui de Louise de Romezin, cependant elle semble avoir cédé très rapidement (moins d'un jour de tête-à-tête) et sans combat à l'intervention de Jean-François Régis (voir Daubenton, p. 67-69): "prévenue de l'opinion de sa sainteté dont elle avait souvent ouï parler, charmée surtout de son air modeste" (Daubenton), elle n'a rien eu à répliquer à l'invite au retour à Rome ; après une rapide "instruction" par les services de l'évêché de Viviers, son abjuration est prononcée en "présence de tout le peuple et d'un grand nombre de calvinistes" dont certains suivirent son exemple. Mours classe du reste cette région du diocèse de Viviers parmi les plus touchée par la décrue du protestantisme à la suite de ces missions (p.203)

La dernière étape de la conversion, qui ne se rapproche que partiellement de ce que vécut Louise de Romezin, présente un contraste flagrant avec deux autres cas "mineurs", concernant également des femmes : l'un pendant la période de Viviers consista en une conversion instantanée (voir Vianey p.70), mais s'agissant d'une femme du peuple cela ne fit pas grand bruit ; il en alla de même dans le cas d'une autre dame calviniste convertie sur son lit de mort par Jean-François Régis lors de son séjour à Montpellier entre mai 1632 et juin 1633. La brièveté des récits concernant ces deux cas de conversion, sans résonance sociale ou sans lendemain exploitable sur le plan religieux (pour ce qui est de la défunte), s'explique en partie par le fait qu'ils ne présentent pas le même intérêt pour les missions jésuites d'un strict point de vue tactique.

En revanche la conversion de la dame d'Uzer, mais surtout celle de Louise de Romezin, illustrent bien la nouvelle méthode adoptée par les missionnaires catholiques, notamment jésuites, dans leurs efforts de reconquête des terres huguenotes laissées à l'abandon jusqu'à l'édit de Nantes : après avoir privilégié les controverses théologiques avec les pasteurs, ils donnèrent la priorité à la conversion de personnalités protestantes en vue.

 

Des controverses publiques à l'entretien individualisé : l'évolution des méthodes de conversion.

 

La fin du XVI ème siècle et le début du XVII ème ont été marqués par la multiplication des polémiques et disputes théologiques publiques entre pasteurs protestants et missionnaires catholiques (jésuites mais aussi capucins). Chacun essayait, au cours de joutes oratoires bien réglées, de convaincre les auditeurs présents, même si souvent la cible privilégiée était en fait l'hôte de la réunion qui, ébranlé dans ses convictions par un missionnaire catholique, avait demandé à un pasteur de venir apporter la contradiction. Ce phénomène "de mode" toucha toute la France et le Velay n'y échappa point. C'est ainsi qu'une de ces controverses fut organisée, le 12 août 1624, chez M. du Pont-Date à St Voy entre le pasteur Joseph Villon du Chambon et St Voy ( en poste de 1617 à 1626, en 1623 délégué du synode régional au synode national de Charenton) et le capucin Ambroise de Salins en tournée de prédication dans ce foyer calviniste ; parmi les 14 signataires des actes de ce "colloque" figurent aux côtés d'un chanoine Ravissac, du capitaine F. Nicolas de Moulins (secrétaire de la séance), un certain "Romesin" accompagné de "Romesin fils" (avec un "s" dans le document cité par E. Arnaud, t.1, p.547 ; peut-être s'agit-il du grand-père et du père de Louise de Romezin). Comme toujours en pareil cas, le débat fut suivi de rapports contradictoires proclamant chacun la défaite du camp adverse : celui du pasteur Villon porte le titre évocateur de "Renversement des trophées de paille du sieur Ambroise de Salins, capucin missionnaire" et fut publié à Genève en 1624. A l'époque, Louise de Romezin, habitant le Chambon, n'avait que 5 à 7 ans.

Dans ce genre de débat les pasteurs calvinistes avaient souvent pris l'avantage au XVIe siècle sur des prêtres catholiques maîtrisant mal les textes bibliques et recourant souvent à l'invective pour masquer ces lacunes. Ces prêtres étaient de ce fait peu crédibles aux yeux de laïcs protestants dont l'éducation et l'assistance à ces rencontres avaient fait autant d'experts en théologie. Pour E.G. Léonard, ces controverses constituaient un encouragement à l'amateurisme théologique des laïcs et, citant Elie Benoit, il évoque ces " femmes et (ces) enfants … armés de tous les passages de l'Ecriture qui pouvaient servir à expliquer la véritable doctrine" ( p. 324). A partir du début du XVIIe siècle, il semble bien que les nouveaux controversistes catholiques, notamment les jésuites formés par près de 10 ans d'études, aient souvent pris le dessus sur des pasteurs instruits à la hâte (ce que Léonard qualifie assez durement de "triste frange des pasteurs sans vocation qui devait fournir tant d'apostats avant la révocation", p. 320). Leurs méthodes étaient devenues plus courtoises et ils offraient donc une image plus positive du clergé romain.

 

Au-delà de cette nouvelle donne "technique", ce qui semblait gêner davantage les pasteurs, dans les années 1620-30, était que certains de ces débats devenaient surtout l'occasion pour les missionnaires catholiques de rendre publiques les réussites de leur zèle convertisseur. En effet ces années de coexistence pacifique ont été marquées par un nombre croissant de "retour" à l'Eglise romaine notamment parmi les élites sociales calvinistes, même s'il ne convient pas d'en exagérer l'importance quantitative (cf.Mours citant notamment le jugement réaliste de l'évêque de Viviers, p.186-192).

Ces conversions ont été favorisées par le développement de la technique des missions qui associaient présence durable sur le terrain, controverses et surtout confessions et prédications intensives. La prédication catholique semblait avoir mieux compris son époque, et notamment ce que recherchait le croyant, à savoir des mots parlant plus au cœur qu'à la raison ; l'auditeur avait besoin de vie intérieure plus que de références bibliques, de conseils de conduite plus fondée sur un don de soi dans la charité que sur une éthique de la vie en société devenue une simple liste d'interdits et de refus (Léonard, p.318-320). On peut ajouter à cela que, dans les régions où la cohabitation entre protestants et catholiques ne posait plus de problèmes sérieux, et en des temps marqués par des efforts iréniques de conciliation, les sermons, discours et diatribes anti-catholiques, notamment dirigés contre une "caricature" de clergé romain, lassaient les fidèles calvinistes. Ceux-ci n'hésitaient plus à braver les interdictions répétées des synodes pour aller écouter les prédicateurs des missions. Dans les classes dominantes ce sentiment de lassitude et d'insatisfaction semble avoir été plus largement diffusé que dans les milieux plus populaires restés très anti-catholiques. D'un autre côté cet irénisme a aussi joué contre la diabolisation de l' "hérésie" par les convertisseurs catholiques.

Le Velay n'a pas échappé à cette ambiance nouvelle. Les évènements liés au retour des luttes entre la monarchie et le parti protestant en sont l'illustration "militaire". Lorsqu'en août 1621 les protestants du Vivarais se lancèrent dans une opération en Velay en vue de conquérir des places fortes catholiques, leurs coreligionnaires vellaves non seulement leur refusèrent tout soutien mais participèrent à (ou du moins favorisèrent) la mise en pièce de la petite troupe de 400 hommes qui, ayant échoué contre Yssingeaux, avait dû battre en retraite vers le Vivarais. Le motif de cette "trahison" était que les protestants du Velay n'avaient pas besoin de ces soldats qui "n'avaient que faire de venir là-haut (c'est-à-dire dans le Velay où se trouvent ce qu'on nomme "les églises de la Montagne") pour les rendre odieux et ennemis des catholiques" (Arnaud, p. 283), indiquant ainsi que la coexistence pacifique était bien une réalité locale. Par la suite la région s'est tenue à l'écart des épisodes guerriers qui durèrent jusqu'en 1629, s'achevant avec la prise, le sac et la destruction de Privas. A la fin des années 1630, les nobles protestants de la région manifestèrent leur fidélité à la monarchie en refusant de soutenir puis en combattant la révolte de Gaston d'Orléans (1637). Illustrant cette atmosphère plus cordiale des années 1630, on peut évoquer un des "hauts faits" de Jean-François Régis qui, en mission dans la région de Saint-Agrève fin 1635-début 1636, intervint, dans une auberge, auprès d'une joyeuse bande de buveurs formée de calvinistes et catholiques, réunis par la fête, jurant et blasphèmant de trop bon cœur. L'existence de mariages mixtes dans la noblesse locale (celui de Louise de Romezin en 1638 n'en est qu'un exemple) confirme la réalité de cette cohabitation amicale.

 

S'adaptant à cette nouvelle situation, plutôt favorable, la tactique des missions catholiques fut donc d'éviter les controverses publiques (d'autant que quelques échecs retentissants, comme celui du jésuite Fr.Véron en 1628-1631 en Normandie, les y encouragèrent) et de privilégier les entretiens particuliers avec des personnes signalées (par des amis catholiques) comme "convertibles", de parler alors affectueusement sur la vie chrétienne et non sur les dogmes, ceci devant avoir pour effet de désarçonner la personne visée tout en répondant à ses aspirations secrètes. Ce dernier point est assez bien illustré par le cas de la dame d'Uzer qui ne pouvait s'expliquer quelle force en elle la poussait à céder sans résistance à l'appel à la conversion. Il est vrai que Jean-François Régis semble avoir été un des plus efficaces adeptes de cette méthode, même si ce fut l'oratorien Jean Eudes (1601-1680) qui en fit la théorie dans son ouvrage "Le prédicateur catholique" (publié seulement en 1685) : après avoir conseillé de n'accepter la polémique publique que là où les catholiques étaient incertains et les protestants largement majoritaires, en évitant la polémique pour la polémique avec des pasteurs, il préconisait de s'en tenir aux convertis en puissance que l'on devait approcher d'abord indirectement, à partir de missions destinées aux catholiques, puis par des entretiens particuliers menés avec grande compassion, douceur et charité et non indignation ; en cas de discussion sur des points de doctrine il fallait choisir la voie du "oui mais…", enfin il fallait bien sûr offrir un modèle vivant de vertu chrétienne.

 

 

 

Le "cas Romezin": une illustration trop parfaite de la méthode ?

 

Si l'on se place du point de vue de ce "discours de la méthode", on peut dire que, bien que postérieur, le "cas Romezin" présente plus d'intérêt que le cas d'Uzer. En effet, par sa durée (au moins six entretiens semblent avoir été nécessaires), mais aussi par le fait de ne mettre en scène que le Saint et la Dame, sans intermédiaire connu ni intervention épiscopale pour mener à son terme le processus, cette conversion fournit une illustration parfaite des principes adoptés par les missionnaires de la "contre-réforme", et cela à chacune des étapes successives évoquées par le modèle théorique. Par la même occasion, elle réunit en elle tous les ingrédients de la crise de la Réforme française évoquée par l'historiographie protestante ancienne comme caractéristique de cette époque de paix relative (par exemple dans l'imposante"Histoire générale du protestantisme" par Emile G. Léonard qui a longtemps constitué la référence incontournable en la matière). Il est donc temps d'entrer quelque peu dans le détail du cas Louise de Romezin, que Daubenton qualifie de "la plus illustre conquête qu'il (Jean-François Régis) fit alors sur l'hérésie" (p. 207)..

 

Cette jeune (entre 20 et 22 ans selon les sources) et noble dame du Chambon, veuve depuis peu d'Etienne de la Franchière, gentilhomme catholique mort le 7 juillet 1639, présente sous la plume des hagiographes de Jean-François Régis, toutes les qualités (en plus détaillées) déjà attribuées à la dame d'Uzer : jugement solide, un cœur droit, fort réglée dans ses mœurs et brillante par son savoir, son esprit et sa rare beauté (Daubenton), et surtout une position en vue dans la communauté protestante locale grâce à toutes ces vertus et à ses fortes convictions calvinistes exprimées dans son goût pour la discussion théologique. Qualités auxquelles on pourrait ajouter une position suffisamment indépendante, vis à vis de sa famille, conférée par son statut de veuve, malgré son jeune âge.

Elle fut d'abord attirée au prêche de Jean-François Régis par la réputation de "sainteté" du jésuite (ou de vertu chrétienne pour reprendre les termes du modèle), réputation peu conforme à celle habituellement faite par les pasteurs aux membres de cet ordre et du clergé en général. Selon Daubenton (p. 210), elle fut du reste "indignée contre les ministres qui lui avaient dépeint la religion catholique avec de fausses couleurs". La réputation de Jean-François Régis était visiblement fondée sur tout un ensemble de récits transmis par le bouche à oreille populaire et portant sur les "miracles", et surtout les exploits physiques, réalisés par cet homme modeste et dévoué que l'on surnommait déjà "le Saint". Elle ne put manquer alors de se sentir touchée par le style (ou plutôt l'absence de style raffiné et littéraire) et le contenu d'une prédication si différente de ce qu'elle était habituée à entendre ; elle assista à plusieurs sermons du jésuite, incognito pour commencer puis plus ouvertement par la suite, ce qui n'était pas du tout exceptionnel à cette époque, malgré les rappels à l'ordre du synode provincial (rappels dont la réitération montre bien l'inefficacité).

Puis arriva l'étape de l'entretien personnel. Sur ce plan les présentations divergent quelque peu : pour Daubenton ce fut Jean-François Régis qui prit les devants (Guitton suggère cela aussi, les deux s'accordent sur le désir de Louise de Romezin d'avoir un deuxième entretien). Informé par quelqu'un des bonnes dispositions de la dame (Louise de Romezin a-t-elle eu son Chalendar de la Motte comme la dame d'Uzer, peut-être en la personne de son futur époux Annet de Banne de Boissy ?), et convaincu de l'intérêt à convertir une personne dans sa position, Jean-François Régis trouva le moyen de nouer le contact. Pour J.Vianey ce fut Louise de Romezin qui après plusieurs prêches "voulut voir le missionnaire en particulier". La version de Daubenton est plus conforme (trop peut-être) au modèle développé par les jésuites et donne à son Saint le rôle dominant, lui laissant toujours l'initiative de l'action, non sans un certain "cynisme" (a-t-il voulu profiter du désarroi d'une jeune veuve et jeune mère ?) ; en revanche Vianey reprend l'explication déjà invoquée à propos des converties de 1633-1634, à savoir que "l'exemple de sa vie était son meilleur argument" et que cela suffisait pour impressionner des "calvinistes toujours disposés à mesurer la valeur des doctrines sur la conduite de ceux qui les enseignent". Dans le cas de Louise de Romezin l'impression immédiate fut certes positive mais la conversion ne fut pas immédiate : les entretiens s'avérèrent indispensables. Les conditions même de leur réalisation contribuèrent à accroître les mérites futurs de Régis : Daubenton évoque les nombreux trajets en plein hiver sur des chemins impraticables depuis sa base de Montregard jusqu'au Château de Marcoux, où aurait pu l'accueillir Louise de Romezin, à l'écart des témoins indiscrets (la distance à parcourir, même en hiver, ne relève cependant pas de l'exploit sportif !) ; pour d'autres cela a pu se passer chez une amie de Louise dans les environs (la Brosse ou Fours, où vivent deux des grandes familles catholiques des environs). Après un premier contact portant sur des généralités religieuses non controversées et formant une sorte de dénominateur commun aux calvinistes et catholiques, la "dispute" théologique s'engagea vraiment. Selon Daubenton, c'est Jean-François Régis qui "engage insensiblement la dame dans la dispute", pour Guitton c'est "d'elle-même (que), pour montrer sa science, elle s'engagea de plus en plus dans la dispute", cette version est plus dans la ligne de l' "amateurisme théologique" attribué aux laïcs calvinistes et humanise davantage Jean-François Régis, tandis que la description de Daubenton conforte l'image d'un jésuite efficace maîtrisant bien sa "technique" (Guitton pour sa part trouve vain de vouloir systématiser à ce point la démarche de Jean-François Régis ).

Ce ne fut qu'au cinquième entretien qu' "elle entrevit la vérité" et au sixième que le dernier obstacle fut levé : celui-ci concernait la question de la présence réelle du corps et du sang de Jésus dans le pain et le vin de la communion (pour les calvinistes il s'agit d'une présence symbolique). Sur cette question de pure doctrine Jean-François Régis eut recours, avec succès, d'une part à la Bible (arme favorite des protestants) mais aussi aux Pères de l'Eglise dont l'autorité était acceptée par les protestants mais les textes mal connus d'eux, ce dernier choix, préconisé par le fondateur de l'Oratoire P. de Bérulle (1575-1629), faisait partie intégrante de la nouvelle apologétique catholique (voir Léonard, p. 323).

 

Il ne s'agit donc pas de ce que l'on pourrait qualifier d'un "coup de foudre" comme dans les autres cas précités ; avec Louise de Romezin, Jean-François Régis aurait eu affaire à une émule des controversistes protestants du temps. L'opiniâtreté de la résistance, contrastant avec les faciles victoires précédentes, ne contribue que mieux à mettre en valeur la validité de la "méthode" du jésuite. Daubenton, en insistant beaucoup sur cet aspect du caractère de Louise de Romezin, ne fait pas d'elle une proie trop facile à la foi vacillante. Envisagée du point de vue de l'historiographie protestante ancienne (E.G.Léonard en l'espèce), Louise de Romezin est une de ces calvinistes typiques qui, pratiquant avec conviction l'amateurisme théologique, se retrouve totalement désarmée face à un discours se plaçant sur un autre plan (celui de la vie chrétienne et du sentiment personnel) et se fondant sur une attitude tolérante, amicale et compréhensive du missionnaire, très éloignée des clichés habituels.

Après quelques hésitations et une quasi mise en demeure adressée par Jean-François Régis, Louise De Romezin se convertit (entre février et mai 1640 ?). Cependant elle voulut que sa conversion restât secrète quelques temps, à la fois par crainte des changements que cela induirait dans sa vie, mais également par égards pour sa famille et pour ses amis calvinistes. Le secret étant inconciliable avec la tactique missionnaire de Jean-François Régis, celui-ci ne pouvait se contenter longtemps de cette discrétion. Après de fortes pressions, il obtint que cela fût annoncé publiquement, au nom des "avantages considérables qui devaient revenir à la religion d'une personne de son caractère" (Daubenton, p.212-213), même si cela ne fut pas fait de façon aussi spectaculaire qu'à Viviers.

 

Pourtant les fruits récoltés ne semblent pas avoir été à la hauteur des espoirs mis dans cette conversion. Daubenton évoque "quelques calvinistes qui étaient chancelants et se déterminèrent à suivre son exemple: on en compta plusieurs à Chambon…" (p. 214 ; voir G.Bollon sur Régis et les protestants dans la région et Mours sur la meilleure résistance de la région du Chambon aux entreprises missionnaires).

En fait, la méthode nouvelle, tout comme celle des controverses, a vite trouvé ses limites et globalement les efforts de conversion se sont heurtés à une résistance d'autant plus forte que la population protestante était fortement majoritaire localement (selon R.Sauzet on peut évaluer les pertes par conversion à environ 1% des effectifs calvinistes dans ce type de région, cf. aussi Mours p.203-204). La résistance du foyer protestant vellave est attestée par le fait que, quelques années plus tard, ce fut au Chambon et à St Voy que les calvinistes du synode provincial commencèrent leur campagne de désobéissance aux interdictions royales de célébrer le culte dans certains lieux concédés en 1598, ces deux localités avaient en effet vu leurs temples fermés puis détruits en 1679. Décidée par les protestants du sud réunis à Toulouse puis par une assemblée du Vivarais et Velay réunie à Chalencon (juillet 1683), la reprise du culte commença le 18 juillet dans les deux paroisses avec Pierre Brunier, pasteur du Cheylard, et Paul Morel de la Pise, pasteur de St Pierreville, un espion du curé de Tence constata une assemblée de trois mille personnes dans un pré jouxtant le Chambon (Mours p.248). Cette révolte, qui préfigure d'une certaine façon celle des Camisards 20 ans plus tard, fut durement réprimée par des dragonnades au Chambon, à Tence, au Mazet en septembre-octobre 1683, mais sans décimer une communauté qui, en 1702, était encore très vivante quoique réduite à la "clandestinité".

 

Alors que pour les protestants du Chambon le résultat de l'action de Régis a été éphémère, l'inscription dans la durée de la conversion de Louise de Romezin n'en prend que plus de valeur dans le cadre du processus de béatification. Jean-François Régis avait pris soin de la former solidement au point qu'elle "fit elle-même office de prédicateur et d'apôtre" selon Daubenton, expression assez ambiguë pour une ancienne calviniste, même si on peut penser que son auteur n'évoque par ces mots que la valeur exemplaire de sa vie de nouvelle catholique. Avant de mourir, Jean-François Régis avait conforté son œuvre en préparant le mariage de sa convertie à un gentilhomme catholique, Annet de Banne de Boissy, membre de la famille des seigneurs de Montregard qui avait donné des preuves de leur attachement à l'Eglise. Ce mariage (en 1641) garantissait à Louise de Romezin de ne pas se retrouver isolée en milieu "hostile" ni d'être tentée de revenir au calvinisme. Elle put mener la vie d'une "parfaite dévote" jusqu'à sa mort en mars 1705.

Ce n'est pourtant qu'à la suite de sa déposition de 1702 que Louise de Romezin est devenue le prototype de la convertie protestante, telle que les missionnaires catholiques l'avaient défini dans les premières décennies du XVIIème. Sa personnalité et sa vie, avant et après la conversion, confirmant en tout point les choix et inspirations de Jean-François Régis, sont devenues autant de preuves indiscutables de la sainteté du jésuite mais aussi de la justesse des choix évangélisateurs de la Compagnie de Jésus (on peut noter au passage que Louise de Romezin contribua également à enrichir la liste des miracles attribués au saint par le récit du soulagement miraculeux de sa petite-fille atteinte de la rage). Cette conformité au modèle est telle qu'il est permis de penser que les récits qui l'évoquent (son propre témoignage de 1702 compris ?) ont eu tendance à gommer ce qui aurait pu gêner l'inscription parfaite dans ce cadre "théorique" (Guitton, en 1937, a contesté les excès systématiseurs de Daubenton, resté pour beaucoup la référence).

 

Si l'exemplarité de la "convertie" satisfait les catholiques, cette figure de l' "apostasie" a aussi été invoquée par E.G.Léonard ( p.351) comme une bonne expression de la situation de crise d'un "protestantisme dompté en léthargie", s'illusionnant sur les vrais intentions de la monarchie et de l'Eglise catholique en cette période de tolérance légale (Léonard, p.331), et désarmé face à une "contre-réforme" efficace. Aveuglée par les facilités (« tentations » serait plus dans le ton) l'Eglise réformée, proche de l'établissement, embourgeoisée et trop sûre d'elle-même, donnait l'image d'un protestantisme oublieux de ses racines et se condamnant lui-même à la défaite.

Cette sombre vision, développée par Léonard, a été depuis sérieusement rectifiée par les monographies locales, qui ont donné de nombreuses preuves de la vitalité du protestantisme entre 1598 et 1685. Le déclin en nombre des protestants semble davantage lié à une conjoncture démographique défavorable qu'aux conversions au catholicisme (cf. l'article de P.Benedict, p.1446-1447 ) ; les communautés rurales, comme celles du Velay, résistant du reste beaucoup mieux à l'érosion que celles des villes. On peut de même noter que, en dehors du veuvage, Louise de Romezin ne présente que peu des traits constitutifs du portrait-robot du converti protestant tel que les études récentes permettent de le tracer (voir O.Martin sur la question des conversions protestantes et pour une présentation plus générale B.Dompnier, p.122-123 ).

Ces constats, joints à ce qu'on a pu dire du caractère emblématique à l'excès du personnage décrit par les auteurs catholiques, permettent de se poser la question du degré de conformité de cette image à la "vraie" Louise de Romezin. Qu'une certaine historiographie protestante, qui fit autorité en des temps peu lointains, ait fait sienne ce portrait, ne peut suffire à en consacrer la validité.

 

 

En guise de conclusion

 

Ces quelques pages n'ont eu d'autre ambition que d'essayer de préciser dans quel contexte et à partir de quels ingrédients a pu être construit cet objet historique particulier que constitue la figure quasi-mythique du "témoin de sainteté". Est-il possible d'aller plus loin dans la connaissance d'une personnalité tirée de l'anonymat pour les nécessités du choix stratégique d'un jésuite obstiné ? Des recherches plus approfondies, mettant en jeu les ressources devenues habituelles du genre biographique, pourraient sans doute parvenir à en éclairer d'autres facettes peut-être plus terre-à-terre. Les archives consultées gardent surtout les traces de la gestion méticuleuse et procédurière de son patrimoine et de ses héritages successifs ; son testament de 1687 ne se démarque en rien d'un testament de "catholique moyen" avec une donation pour les pauvres de la paroisse à verser pour moitié lors de son enterrement et pour moitié à l'anniversaire de celui-ci et la fondation de 10 messes pour le repos de son âme (ceux des familles proches des Lhermuzières ou des de Bannes sont beaucoup plus généreux). Son mariage de 1638 avec un bon catholique ne semble pas avoir posé de problème particulier à cette soi-disant fervente huguenote, même si elle a pu imposer à son mari de ne pas baptiser leur fils dans l'Eglise catholique, du moins dans les délais habituels. Tout cela peut contribuer à atténuer la crédibilité des affirmations concernant la vigueur de l'engagement religieux de Louise de Romezin, aussi bien sur la protestante avant sa conversion que sur la catholique après. De même qu'une étude critique menée sur le témoignage même de Louise de Romezin, avec toutes les précautions indispensables imposées par la nature ambiguë d'un tel document, pourrait compléter l'image de la "vraie" Louise de Romezin, au risque de lui faire perdre une partie de sa valeur exemplaire pour les hagiographes catholiques comme pour les critiques protestants.

 

Références des ouvrages particuliers cités, pour les autres plus généraux voir page « Bibliographie »:

 

- E.G.Léonard, Histoire générale du protestantisme, vol 2: L'établissement, 1961, P.U.F, 453 p.

- Bernard Dompnier, dans Histoire du christianisme, vol 9: l'âge de raison (1620-1750), 1997, Desclée, p.113-138 (sur la France).

- Odile Martin, La conversion protestante à Lyon (1659-1687), 1986, Droz, 308 p.

- Robert Sauzet, Contre-réforme et réforme catholique en Bas-Languedoc. Le diocèse de Nîmes au XVIIème siècle, 1979, Univ.Lille III, 859 p.

- Philip Benedict, "La population réformée française de 1600 à 1685", Annales Economie, Société, Civilisation, 1987, n° 6, p.1433-1459.